Silence. Paix. Sérénité. Ou peut-être pas totalement dans le bar, où beaucoup de soldats venaient se détendre avec leurs amis. C'était bruyant, mais pas gênant, car le bruit faisait parti de l'ambiance du bar. Pour Ervin qui était assis seul à une table en plein milieu de la pièce, c'était bien. C'était pas si différent de la maison ; mais ici, au moins, il avait la paix. Pas de gamine pour lui courir après en tirant sur son pantalon, hurlant "papa, papa, papa, PAPA, PAPA, PAAAPAAA" à tout bout de champ pour capter un stupide "quoi ?" auquel elle répondait "Rieeeeen !".
Soupire. L'homme, en tenue de civil, prprit son verre de whisky et bu une gorgée avant de le reposer. Il s'humecta les lèvres, ses yeux se posant sur la feuille devant lui qu'il parcouru du regard. Un message venant d'une troupe envoyée en Norvège, expliquant la situation d'un petit village récemment victime d'inondation. Un rapport quoi. L'homme fronça les sourcils, puis corna la feuille avant de la faire passer sous les autres. Suivante.
Cela pouvait surprendre de le croiser ici, mais il était beaucoup moins rare qu'avant de le croiser seul pour finir de traiter ses dossiers. Quand Wanda venait sur EP-1 avec les enfants, il s'accordait du temps. A l'inverse, quand c'était lui qui venait sur EP-2 avec les filles, il laissait sa femme faire son travail. Leur vie avait bien changé depuis l'apparition de la petite Eve, puis d'Eileen, la fille de Kael.
Fatigué, Ervin fit une légère grimace puis se passa une main sur le visage avant de la glisser dans ses cheveux et se gratter la tête. Est-ce qu'on leur apprend vraiment à parler anglais ? Le rapport sous ses yeux était juste horrible. Bourré de fautes. De quoi vouloir s'arracher les yeux. Je finirai plus tard. Il soupira une énième fois, puis attrapa les feuilles qu'il superposa avant de les redresser, tapant la pille sur la table afin de l'égaliser. Suite à quoi, il les rangea dans un trieur, qui fut reposé assez sèchement sur la table.

« Fini ! »

Et hop ; il finit le verre.

C'était encore une de ces journées trop chargées dont même l'arrivée de la nuit ne semblait pas salvatrice. La fatigue lui pesait comme une barre en plomb dans la tête et il était encore incapable d'aller se reposer pour le moment. Il lui restait encore pas mal d'affaires à régler avant la date fatidique mais il lui fallait bien trouver un moment pour décompresser dans cet enfer de documents administratifs. Son quotidien allait changer avec tout ça, il le savait, mais il lui fallait le temps de se faire à ce nouveau rythme quelque peu inhabituel.
C'est donc dans un bar qu'il se dirigea. Il n'avait pas regardé l'enseigne, de toute façon, la probabilité qu'il y retourne était faible et le fait de boire ferait que de toute façon il risquait de ne pas s'en rappeler. Il avança directement jusqu'au bar afin de commander un whisky lorsqu'un bruit ressemblant à un coup se fit entendre. Se retournant quasi-instantanément, il remarqua deux tables derrière une silhouette familière accompagné d'un dictionnaire en page flottantes. Il se dirigea vers celui qu'il reconnut alors : Ervin Varga. Posant son verre sur la table au cas où sa présence n'était pas encore signalée et demanda poliment.

"Je peux me joindre à vous ?"

Pas trop conventionnel pour une fois, Wilhelm avait retenu la leçon. Il posa alors une question qui semblait vouloir être naturelle venant de n'importe qui sauf de sa part.

"Vous arrivez à travailler avec tout ce brouhaha ?"

Il désigna le trieur en associant le coup qu'il avait entendu à l'ennui naturel suite à l'accomplissement d'un travail fastidieux et répétitif.

Il aurait pu rester un long moment assis à ne rien faire d'autre que réfléchir. Seulement le bruit d'un verre se posant sur la table l'interpella et le général leva les yeux, pour voir le Commandant Wilhelm Ashford. A la question de ce dernier, Ervin hocha tranquillement la tête, l'invitant à s'asseoir à sa table. Il se redressa un peu plus sur sa chaise, rapprochant son verre par la même occasion. Faisant signe au serveur afin d'avoir carrément la bouteille sur la table, Ervin entreprit de répondre à son collègue.

« J'en suis le premier étonné. » Brèves secondes de silence. « Les rires des hommes qui se détendent après une dure journée, c'est, à mon humble avis, plus agréable que des cris stridents et aigus. »

Ne vous méprenez pas ; Ervin adorait sa fille, mais il la subissait aussi, parfois. Il n'était, de base, pas très doué pour toutes ces choses, et là avec elle qui se comportait comme une princesse... il avait parfois l'impression d'avoir fait un bond de 300ans dans le passé et d'être le serviteur de sa Majesté. Fort heureusement, les choses étaient différentes avec Wanda. Est-ce qu'elle était pareille à son âge ? La bouteille de whisky fut posée sur la table par le serveur, et Ervin se resservi.

« Et vous, que faites-vous là ? Il y a meilleur endroit qu'ici pour se détendre. »

Il fallait dire que le cerveau de Wilhelm avait tendance à fonctionner au ralenti lorsqu'il était fatigué. Il aurait donné beaucoup pour échanger les formalités du mariage avec une bonne vieille mission sur le terrain. Il aurait été tout autant fatigué mais il aurait au moins fait quelque chose qu'il aimait faire. Shopping et paperasse, c'était sympa, mais c'était avant tout un truc de filles et le commandant en avait rapidement eu marre.
Ça expliquait sans aucun doute le fait qu'il avait complètement compris de travers les propos d'Ervin, donnant à la conversation un ton quelque peu étrange...

"Ça dépend, à cette heure là les cris sont finis habituellement. A moins qu'il se passe des événements incongrus dans les dortoirs, les rires sont également omniprésents à la caserne. D'ailleurs je préférerais y être plutôt qu'ici, mais je dois rentrer chez moi ce soir pour déposer quelques affaires concernant... Ma vie privée. J'ai passé la soirée en ville à faire des aller-retours, je voulais me poser avant de rentrer. Vous devez connaître ce genre de situation, je suppose."

Évasif sur la question, il faisait tourner le fond de son verre de whisky comme s'il attendait une réaction chimique. Il lui semblait avoir vieilli d'un coup, comme si le temps lui avait mis une bonne claque dans les gencives. D'un coup, il finit son verre et s'en resservit un, sans oublier d'en proposer à son camarade.

« ... ? »

Le Général fixait son Commandant, le verre aux lèvres, sans vraiment comprendre ce qu'il lui disait. De quoi il parlait ? Des filles de la caserne qui lui faisaient siffler les oreilles ? Le Général ne chercha pas davantage à comprendre, pas très enclin à réfléchir beaucoup ce soir. Il répondit par un vague haussement d'épaule et bu. Peut-être que lui aussi n'avait pas envie de forcer ce soir. Le Commandant Ashford lui proposa à nouveau à boire, et Ervin acquiesça, en profitant pour reprendre la parole.

« Ni vous ni moi ne sommes habitués à ce lieux. Néanmoins... » Le verre rempli, il le rapprocha de lui en reposant son regard sur Ashford. « J'ai ouïe dire que vous aviez une "sacrée descente." Vous êtes venu pour boire ? »

Certains hommes le reconnaissaient ouvertement. Il le savait, surtout lorsqu'il entendait des gémissements de soldat abattus par leur mal de crâne, se plaignant d'avoir trop bu la veille. Le vague souvenir d'un "Ashford est un monstre face à l'alcool !" lui était brièvement revenu en mémoire. Quand est-ce qu'il avait entendu ça déjà ? Ca remontait. Et pourquoi je m'en souviens ? L'habitude de mémoriser tout et n'importe quoi.

La première pensée de Wilhelm fut "comment est-il au courant ?" sans pour autant être surpris. C'était son supérieur, c'était évident qu'il en savait plus sur lui que l'inverse. En tant que Commandant, il connaissait également des choses sur ses recrues qu'elles ignoraient. Haussant un sourcil surpris mais non gêné, il répondit de manière neutre.

"C'est exact. Ça réchauffe après une rude journée et ça remet les idées en place. Je ne bois pas souvent mais lorsqu'on me propose, je ne dis pas non. Vous êtes également ici pour ça ? Je n'ai jamais eu d'échos sur vos capacités dans ce domaine bien que toutes les autres soient bien classées."

Une once de fierté, non, d'orgueil envahit le commandant. Il aimait être le numéro un, ce n'était un secret que pour ceux qui s'en fichaient royalement ! Il désirait pousser son supérieur à le mettre au défi afin de voir s'il pouvait le surpasser ici et maintenant. Certes la beuverie n'était pas une chose dont il pouvait se vanter, mais il se voyait déjà faire jaser les autres en "omettant de taire" qu'il avait raccompagné Monsieur Varga ivre chez lui. Il dut déployer beaucoup de concentration pour ne pas laisser son sourire en coin trahir ses projets.

Ah ! Bien évidemment qu'il allait se montrer curieux vis à vis des capacités d'Ervin. Un homme comme Wil, habitué à devoir tout faire au mieux et surtout, à y arriver, devait certainement se poser des questions. D'autant plus que la plupart des militaires buvaient régulièrement. Mais lui, on ne le voyait que trop peu, et jamais boire pour boire. C'était plutôt un verre par-ci, par-là, mais jamais jusqu'à ce que l'alcool ait un quelconque effet sur lui.

Ervin fit tourner le liquide précieux dans son verre en le regardant, répondant de manière très évasive à son subordonné.

« Sachant que je n'ai pas le plaisir d'avoir un weekend ou une journée à moi, j'évite. Les maux de tête sont contre-productifs. »

Cours toujours pour le faire boire, Ashford, le Général Varga est bien trop raisonnable pour se laisser embarquer dans une telle histoire. Même si, ne le nions pas, il avait conscience de ses -faibles- capacités face à l'alcool et du comportement qu'il pouvait adopter. Double raison de refuser !

Comme on pouvait s'y attendre de la part du Général, c'était un homme sérieux. Wilhelm ne pouvait cependant ignorer l'énorme sous entendu contenu derrière les propos de son supérieur. Désireux de le taquiner légèrement en dehors des heures de travail, il employa la même méthode qu'il utilisait avec Neils : la technique du "ah bon c'était pas de ça que tu parlais ?". Après une nouvelle petite gorgée, il reposa son verre en poursuivant.

"Je comprends, j'ai souvent entendu les nouvelles recrues se plaindre de tels symptômes après qu'ils aient fait la fête lors des grands événements. Mais à moins que ce soit votre anniversaire et que je l'ignore, je comptais boire raisonnablement. Il serait effectivement mal vu si l'un de nous revenait au travail demain avec l'incapacité de réaliser son travail convenablement, je ne le permettrai pas. Cependant, un petit whisky de temps en temps aide à décompresser après une rude journée."

Il reprit une petite gorgée et regarda le faible volume restant. Les verres de whisky se terminaient trop vite décidément...

Les nouvelles recrues, prêtes à festoyer nuit et jour pour célébrer quelque chose de pourtant logique et inévitable. Ervin ne le comprenait pas trop, mais il se disait qu'il n'était probablement plus assez jeune pour pouvoir y penser. Cela dit, Ashford semblait vouloir passer du "bon temps" avec son Général. Ervin n'était pas dupe, aussi le regard perçant qu'il adressait à son subordonné en disait long : "Vous voulez m'obliger à boire ?" Autant Beal aurait cédé au défi s'il était sûr de gagner, autant Ervin tenait à garder sa crédibilité. Il regarda son verre, le porta à sa bouche puis bu une gorgée avant de le reposer, s'humectant les lèvres.

« Je ne dis pas l'inverse. A choisir, je préfère tout de même le vin, plus savoureux. »

Son voyage en France l'avait tout de même marqué. Surtout le restaurant où il avait demandé Wanda en mariage, et qui leur avait servi un vin des plus raffinés qui soient -peut-être que son état euphorique de l'instant avait accentué son plaisir en buvant le vin, remarque. Le Général tourna la tête, regardant un soldat qui buvait un verre cul sec sous les applaudissements de ses camarades. Subitement, un détail lui revint en mémoire et il reposa son regard sur Ashford.

« Vous souvenez vous du dossier de l'élève O'Connel, combattant ? Celui qui a récemment eu un accident. »

Chacun ses goûts. Pour Wilhelm, de l'alcool c'était de l'alcool, ni plus ni moins. Le whisky ça faisait viril et c'était ce que les gens importants buvaient en général, donc il faisait pareil. Il hocha la tête une première fois. Puis vint le cas de l'étudiant dénommé O'Connel. Il avait survolé le dossier après que l'incident soit survenu sans pour autant s'être penché davantage sur la question. Après tout, son travail de commandant lui prenait déjà énormément de temps, sans compter les préparatifs du mariage et ses propres entraînements. Il répondit sereinement.

"O'Connel... L'étudiant d'EP-2 qui a eu quelques soucis comportementaux et qui a été exempté il y a quelques temps ? Je ne vois pas où vous voulez en venir."

De un il était proche de très peu de gens sur EP2 et de deux, s'il y avait un commentaire à faire sur l'attitude d'un élève, ce n'était pas à lui qu'il fallait se plaindre. Il n'allait pas envoyer un cavalier lui secouer le prunier juste pour un soucis disciplinaire. Il attendit que la suite des explications arrive.

Certains étudiants étaient plus virulents que d'autres. Par le passé, Ervin avait été ce garnement impossible à tenir qui hurlait en arabe sur tout le monde, insultant et maudissant EP. Ceux qui l'avaient connu à l'époque n'avaient jamais oublié quel énergumène il avait été, à quel point il avait haït les autres. Probablement était-il le seul à voir en Kael le même problème. Peut-être Wilhelm se souvenait du passé. Après tout, ils n'avaient que trois ans d'expérience de différence et avaient été rattachés à la même armée.

« Il est sur EP-1. Il a récemment perdu son bras. En dehors des nombreux soucis disciplinaires de nous avons eu avec lui, il dégage un fort potentiel. »

Le problème, c'était savoir comment dresser cet animal. Comment l'amadouer, le mettre de son côté. Ervin savait que la présence d'Eileen sur l'île y jouait pour quelque chose, mais cela risquait d'être plus compliqué. Peut-être qu'un homme aussi objectif qu'Ashford pourrait lui donner une bonne idée ? Après avoir bu une gorgée, Ervin reprit la parole.

« Comment pensez-vous qu'on dresse un animal sauvage ? »

La question pouvait paraître bizarre. Même si Ervin avait été un de ces "sauvages", il ne saurait expliquer la manière dont il avait été calmé et pour quelles raisons il avait épousé les valeurs d'EP. Il avait suivi Beal, presque aveuglément, était devenu son plus proche ami, un bras droit mais aussi un conseiller stratégique. Pour autant, Ervin n'était pas spécialement doué dans le social, et face à Kael, même s'il pouvait supporter et comprendre sa colère, il ignorait comment le ranger de leur côté. Un soldat comme lui, soit il était un traître, soit il était le plus dévoué du monde.

Ah oui... C'était ça... Pourquoi les manchots étaient ils toujours récurrents dans la vie de Wilhelm ? Était-ce l'animal qui guiderait ses pas ? Si c'était le cas, il se devait de se renseigner sur la symbolique de cet animal mystérieux. Ou alors c'était un phénomène de perdre un bras : "quoi , t'as perdu ton bras ! Han ! Et ben moi aussi regarde !". Avant on jouait à "qui a la plus longue" maintenant ils se mettaient à "qui a la plus courte". Chacun son trip ! En tout cas, la question soulevée par Monsieur Varga semblait presque "facile" pour Wilhelm. Après tout, il en avait mâté des plus coriaces lors de ses entraînements !

"Premièrement, on lui attribue un maître qui devra le cadrer et à qui il devra obéir. Il devra passer un maximum de temps avec son maître et sa vie durant son temps libre devra être cadré par son maître même lorsqu'il n'est pas là. A chaque manquement, une punition physique traditionnelle. Une fois le corps épuisé, le mental ne tarde pas et il est plus facile d'inculquer un enseignement à un animal trop fatigué pour se rebeller. En plus de ça, les punitions permettront d'accroître ses capacités physiques et d'obtenir ainsi un meilleur soldat une fois son éducation achevée."

Il avait survolé les raisons de chaque phase de son enseignement car elles étaient devenues trop évidentes pour lui et il doutait qu'Ervin en ait quoi que ce soit à faire pour le moment. S'il avait des questions, il les poserait. Il était tout de même curieux de savoir qui allait être assigné à cette tâche. Avec un peu de chance, il trouverait le temps d'observer une session de temps en temps pour voir comment s'en tireraient l'élève et le maître dans l'exercice respectif de leurs fonctions.